Europa Cantat – cru 2007

Bonjour à tous,

Voilà quelques lignes pour vous faire partager la semaine que nous avons passée, Vincent, Hélène, Sophie, Véro et moi à Ljubjana à l’occasion d’Europa Cantat. Une semaine de travail mais aussi de rencontres, d’échanges et d’émotions qui nous laisse aujourd’hui à tous un très beau souvenir. Seule présence française, nous avons vite été surnommés par Gary Graden, notre chef pour cette session, non pas « Vincent et ses drôles de dames » mais, allez savoir pourquoi, la « French mafia » …

Nous étions 130 chanteurs, venus du monde entier (Canadiens, Espagnols, Basques, Serbes, Croates, Anglais, …) autour d’un programme contemporain (Gunnar Eriksson, Bo Hansson, Michael Weldenby, Ambroz Copi, Andrej Misson, Urmaz Sisak, …). Quant à notre chef, Gary Graden, un américain vivant en Suède, il a conduit la semaine avec une énergie positive telle qu’elle mérite d’être soulignée, toujours à l’écoute de chacun. Pour ceux d’entre vous qui maitrisent le Suédois, vous pouvez trouver quelques informations sur son travail ici.  J’ai aussi trouvé quelques infos sur la version italienne de Wikipédia : http://it.wikipedia.org/wiki/Gary_Graden.

L’ensemble allemand Singer Pur était présent pour faire travailler de petits ensembles. Cela a été l’occasion de découvrir (ou redécouvrir) ce sextett (5 hommes et 1 femme) avec grand plaisir. Nous étions tous sous le charme à la fin de la semaine. Le site de Singer Pur

Le temps libre était occupé par la découverte de la région et par divers cafés, apéritifs, restaurants, glaces (surtout Vincent ;-)… tout cela sous le soleil Slovène. (après le travail des partitions, est-il besoin de le rappeler!)

Je n’ai malheureusement rien à vous faire écouter. Nous avons bien été enregistrés par la radio Slovène mais … à ce jour nous n’avons rien réussi à retrouver.

Si vous cherchez des infos sur les prochaines sessions d’Europa Cantat, les programmes, les inscriptions, … tout est sur ce site.

Marie

slovenie

L'Arpeggiata … quel plaisir !

J’ai découvert le magnifique album de Christina Puhar – et de l’ensemble Arpeggiata, avec les King Singers – intitulé Los Impossibles, publié fin 2006 par le label Naïve (voir le site). C. Puhar explore un répertoire inédit de musiques espagnoles et mexicaines du 17e s., ainsi que les Negrillos, chansons étranges, dans un sabir pseudo portugais censé être parlé par les esclaves noirs, découvertes dans un manuscrit du monastère de Coimbra au Portugal. L’improvisation et le mélange, le métissage des genres sont au fondement de son travail.

L’album est un vrai régal, d’autant que l’éditeur y joint un DVD enregistré en répétition: le plaisir de chanter et de jouer est tellement évident, tellement puissant, qu’on y participe pleinement. A voir !

PS Les amateurs de Monteverdi auront une attention toute particulière pour l’interprétation de l’Orfeo, par R.Alessandrini, publiée tout récemment par Naïve, dans un album-coffret qui est un objet précieux en lui-même.

S'exclamer !

Il faut construire des possibilités de développer ce que j’appelle le circuit de l’exclamation. Un individu humain s’exclame. S’exclamer veut dire ici recevoir et rendre. Vous recevez un choc émotionnel que vous devez rendre, et vous ne pouvez pas ne pas exclamer la chose, ne serait-ce que par des onomatopées : oh ! ah ! Quand Cézanne peint la montagne Sainte-Victoire, il exclame sa stupéfaction devant cette montagne — ou tout aussi bien sa peine de ne plus la voir, de la perdre de vue. Nous nous exclamons en permanence, et de mille manières, même sans point d’exclamation, every time we claim, comme dit l’anglais. Toutes les ponctuations en sont des cas particuliers, et les points de suspension sont les silences où l’on entend une clameur — nous ne sommes alors plus très loin de la musique.

De la musique avant toute chose veut dire : l’exclamation d’abord — l’existence ne saurait se réduire à la subsistance. Être au monde, c’est s’exclamer. Nous nous exclamons déjà en parlant. Tout ce que nous disons et faisons est inscrit dans cet ordre qui est aussi un désordre. Les gestes sont de cet ordre, et de ce désordre, et Cézanne produit de tels gestes. Or, ces gestes renvoient toujours, de près ou de loin, à des techniques, objets, dispositifs. Le bonheur de vivre, c’est d’abord de s’exclamer au sens où s’exclamer veut finalement dire « s’exprimer » – mais ce mot est trop vieux et usé pour suffire à exprimer et à exclamer ce dont je vous parle.
Bernard Stiegler (Construire l’Europe).

Et en écho, Marina Tsvetaïeva citée par Erri De Luca (Le Chanteur des rues muet):

Ce n’est qu’au sommet de l’enthousiasme que l’être humain voit le monde exactement. Dieu créa le monde dans un enthousiasme.

Le mouvement

Cynthia Loemij, danseuse de la Compagnie Rosas, expliquait que le geste qui fonde le travail de la chorégraphe Anna Teresa De Keersmaeker est simple et s’illustre en deux interjections : le « boum » et le « hey ». Le « boum » marque la battue, le point d’impact, le rapport au sol, à la terre, mais aussi à la mort, au « lâcher prise ». Le « hey » est le cri de l’envol, de la posture aérienne, et symboliquement le mouvement de la vie.

Ces deux interjections ne s’illustrent pourtant pas dans un geste, mais s’expriment dans le souffle. Il y a là une belle analogie avec le travail du chanteur : dans le chant, le mouvement d’expiration – qui est celui de la profération, de la mélodie, du cri, … est un geste actif, tandis que le moment de l’inspiration correspond à la détente, à l’ouverture, il doit être le moment parfait du relâchement et de l’inactivité. Et non l’inverse. Le « boum » est donc inspiration, détente du ventre, du visage, reprise d’élasticité et retour vers le sol, ce qui est « en bas » ;  le « hey » est lié à l’expiration active, c’est le chant qui s’élève, le dessin aérien par excellence.

La voix – la voie

Dans ses Entretiens avec François Rey, François Cheng raconte — pour nous faire entrevoir l’étymologie chinoise — que le paysan qui poussait son troupeau
donnait de la voix pour le guider sur la bonne voie. La « voie » et la « voix» sont représentées par le même signe, en chinois : le Tao.
Les philosophes, inspirés par l’étymologie du mot, ont cultivé l’entrecroisement des deux sens. Coïncidence des coïncidences : en français, la voie et la voix sont homophones, faisant en quelque sorte écho aux « tao » chinois.

Exhalaison, souffle, buée, …

« Hével havalim », vanité des vanités.

En hébreu, la racine hbl a le sens d’exhalaison, respiration ténue, souffle, buée, vapeur, émanation, fumée, vent, bulle, bulle d’air et, par symbolisme dérivé, réalité passagère, vaine, de peu ou pas d’importance, … (Jean L’Hour cité par Jacques Roubaud dans son petit livre intitulé Sous le soleil, qui présente une exégèse et une traduction du Livre de Qohélet, Vanité des Vanités).

Jacques Roubaud cite aussi Pierre Jean Jouve:

Voilà c’est tout
Et l’ourlet de la mer la poussée du feuillage la terrestre fanfare des montagnes
N’ayez pas peur de votre tristesse c’est la mienne
C’est la nôtre c’est la sienne
Ô grandeur
N’ayez pas peur voici la paix la vie la vie est admirable
La vie est vaine
La vie est admirable la vie est admirable elle est vaine

Admirables, ces quelques vers musicaux, qu’il faudrait pouvoir simplement chanter.
Ce n’est pas un hasard si le souffle de l’air y est associé. Le chanteur est dans le « rien », qui est tout.

Etre un véritable artiste…

Il faut dépasser le savoir-faire virtuose.

J’aime beaucoup les films de Jacques Doillon et je conseille de les revoir; même les plus anciens (Ponette, La Drôlesse, Le Sac de billes, Le petit brigand,…) n’ont pas pris une ride. Ils sont édités en DVD par MK2. Pour moi, ils ont une extraordinaire puissance d’émotion.
Dans le bonus du film Raja, Doillon parle de l’interprétation et dit des choses intéressantes. Il explique qu’il n’accepte jamais de se contenter d’une démonstration virtuose de la part d’un interprète. Il dit: j’ai toujours besoin de savoir ce qu’il y a derrière cet écran de fumée de la virtuosité, du savoir-faire. Il faut passer derrière.
Le savoir-faire technique est important, mais il ne faut pas duper le spectateur. Il importe donc d’être une personne avant d’être un personnage. Ce n’est plus une contrainte à partir du moment où l’on comprend qu’il y a un plaisir énorme à mesurer cette capacité que l’on a de se dépasser, et d’émouvoir profondément…

Cette idée m’intéresse tout à fait pour le travail musical. Si l’émotion peut être mimée – et l’on sait, par des études, que le mime d’une émotion approche des conditions de son émergence et la favorise, le fin mot de l’histoire est d’alimenter véritablement son interprétation de tout ce qui fait de chacun de nous – interprète – une personne unique. L’émotion doit être vraie. La technique – et tant mieux si elle touche à la virtuosité – est utilisée pour aider à l’irruption de l’émotion et à sa transmission, à l’échange avec l’auditeur.

 

Emil COSSETTO (1918-2006), l'héritage

Avec respect.

Emil CossettoLe 29 juin 2006, j’apprends avec une tristesse infinie le décès d’Emil Cossetto. Celui que nous nommions Maestro Cossetto s’est éteint après une longue maladie. Je l’avais revu quelques mois auparavant, immobilisé sur son lit à Zagreb, et lui que l’on m’avait dit fort diminué m’était alors apparu comme un homme plein de vie et de projets, parlant avec une émotion extraordinaire d’un opéra qu’il était en train de composer quand une attaque l’avait laissé à moitié paralysé.
Emil Cossetto était un homme d’une humanité profonde, riche, d’une énergie toujours renouvelée, d’une grande exigence pour lui-même, dans son travail de compositeur, comme dans la direction de choeur. Tous les anciens choristes de Joža Vlahovi? ou de Moša Pijade (les 2 chœurs principaux qu’il a dirigés pendant près de 60 années !) en parlent avec le plus grand respect.

Avec admiration.

Emil Cossetto est d’abord connu dans nos chorales pour quelques-unes des mélodies populaires les plus célèbres qu’il a harmonisées avec tant de talent : Moja Diridika, Letovanic, Tri Jetrve, … et pour la fameuse Rapsodia del Cante Jondo (sur des textes de F.Garcia Lorca) qui fut montée à Vaison et que beaucoup de chœurs – en France, en Belgique, en Espagne notamment, ont reprise depuis plus de 20 ans avec le même succès. Mais nous ne savons pas toujours qu’il était aussi un compositeur de musique pour piano – son instrument, de musique de chambre et de musique symphonique, … Je ne citerai pas ici les très nombreuses récompenses qui lui ont été décernées. Ce serait trop long.
Nous avons eu – depuis ma première rencontre avec lui à Namur en 1978, de longues conversations sur le sens de la pratique amateur, sur le rôle éducatif de la musique, sur le message de paix et de concorde qu’elle doit porter: j’ai une énorme admiration pour son engagement dans une musique accessible, populaire, sans concession. Il a toujours eu comme premier souci de composer et d’interpréter une musique qui parle au cœur de chacun.

Et avec gratitude.

Mes amis choristes de Zagreb, tous ceux qui l’ont connu dans le milieu amateur ou professionnel, moi-même dans ma longue pratique de chef de chœur et de formateur, nous savons tous que nous lui devons énormément. Cette gratitude va à l’homme et au musicien. Emil Cossetto a donné du sens, dans une vie entièrement consacrée à la musique et d’abord à la pratique amateur, à tout ce qui remplit nos vies aussi : le bonheur de chanter. Il a formé, avec rigueur et avec respect, des générations de musiciens.
La meilleure façon de lui rendre hommage est de continuer à chanter sa musique, à la diffuser, mais aussi à alimenter notre travail avec tout ce que Emil Cossetto nous a appris. Cet héritage est considérable.

Michel Pirson, Lille, été 2006.