Le silence

La poésie a encore des choses à nous apprendre, sur l’expérience musicale aussi.

Guillevic :
Je fore / Je creuse / Je fore dans le silence
Ou plutôt / dans du silence.
Celui qu’en moi / je fais.
Et je fore, je creuse
Vers plus de silence
Vers le grand / le total silence en ma vie
Où le monde, je l’espère /
Me révèlera quelque chose de lui.

Les 5 éléments – les voix, les directions, …

Il est intéressant de noter la symbolique des 5 éléments.

Dans la tradition occidentale, la terre, le feu, l’eau, l’air et l’éther.
Ils correspondent aux 5 voix de la polyphonie, soit respectivement: la basse, le ténor, l’alto, le soprano et … le soprano léger.

Dans la genèse de l’écriture alphabétique coréenne (au 15e siècle), les 5 éléments sont le bois, le feu, la terre, le métal et l’eau.

A chacun des 5 éléments correspond une des 5 consonnes de base, qui renvoie à l’image de l’organe sollicité, mais aussi à une note, à une saison et à une direction:

le bois = les molaires, le printemps, le mi, l’Est
le feu = la langue, l’été, le sol, le Sud
la terre = les lèvres, l’été indien, le do, le centre
le métal = les incisives, l’automne, le ré, l’Ouest
l’eau = la gorge, l’hiver, le la, le Nord

On notera que les 4 directions – les points cardinaux, sont complétés par le centre.

Curieusement, de l’autre côté du monde, dans la tradition des tribus indiennes d’Amérique du Nord, le nombre 4 est aussi un nombre cosmologique sacré, mais il renvoie à une 5e direction, vers laquelle les autres convergent :  le centre.
« (…) il y a 4 mondes, 4 directions, 4 saisons, quatre couleurs fondamentales, etc.  Mais cette succession n’est ni une progression, ni un chemin, c’est un cercle. Elle tourne et regarde sans cesse vers son centre. Il y a quatre directions parce qu’il n’en est qu’une : le début est partout. » (Florence Delay/Jacques Roubaud, Partition rouge, p.9).

Esquisse du monde … ou métaphore du travail musical ?

Un homme devait réaliser l’œuvre de sa vie, une œuvre qui se dressât là comme une maison. Il commença par élever un échafaudage.
Pour réaliser l’échafaudage, il lui fallut de nouveaux préparatifs et d’autres échafaudages. Nombre de ces préparatifs et de ces autres échafaudages exigèrent à leur tour de longues rétrogressions, des constructions de toutes sortes, des efforts astreignants. Des efforts qui dévoraient des journées, tandis que le temps passait.
Le temps passait ; déjà l’on voyait la mort de plus en plus proche, et l’œuvre encore lointaine. Oui, maintenant, l’homme était plus loin de l’échafaudage de l’œuvre qu’il ne l’avait été d’abord de l’œuvre même… Alors qu’il avait passé sa vie en efforts incessants. La mort approchait, le temps pressait. C’est alors que l’homme trouva, sans s’en douter, ou s’en doutant à peine, un mot ; peut-être même le mot s’énonça-t-il tout seul ; et à partir des chemins que l’homme avait suivis, d’elle-même, l’oeuvre se fit.
Etait-ce une maison ? Certains, plus tard, l’appelèrent une maison.
Il n’y eut jamais d’autres maisons.
 
Ludwig Hohl, Chemin de nuit.

La voix lyrique

Je tombe sur ces quelques lignes, qui tentent une définition du lyrisme, appliqué à l’écriture romanesque ou à l’écriture théâtrale, mais que je trouve tout à fait pertinente pour approfondir notre réflexion sur cette « voix lyrique » que je demande de travailler. Les chanteurs y reconnaîtront des mots ou des idées… Il est étrange, mais pas tellement finalement, de trouver ici les références au souffle et à la voix.
(la réf. de ce texte: Jean-Paul Goux, in Revue L’Animal, n°16 – printemps 2004, consacré à François Bon, p.167)

Le lyrisme:

Non pas les épanchement sirupeux du moi, mais ce composé d’éléments divers qui permet d’identifier une forme sans constituer pour autant un concept, et qui comprendrait entre autres et sans hiérarchie: la mise en scène de l’émotion (le texte lyrique est un texte ému, un texte qui transporte); la prédominance de la voix (l’oralité, la mise en bouche de la langue, la présence du corps pulsionnel; mais aussi la langue orale, familière; mais aussi l’oratoire, le déploiement de la voix dans la durée, et donc le souffle); la célébration admirative; l’organisation du temps par un rythme sensible (et donc la scansion par reprises: litanies, anaphores, ressassements, condensés métaphoriques récurrents).


J-P.Goux ajoute plus loin une citation de Rilke:

Le lyrisme tend à « la transmutation intégrale du monde en splendeur ».

C’est exactement ça…

S'exclamer !

Il faut construire des possibilités de développer ce que j’appelle le circuit de l’exclamation. Un individu humain s’exclame. S’exclamer veut dire ici recevoir et rendre. Vous recevez un choc émotionnel que vous devez rendre, et vous ne pouvez pas ne pas exclamer la chose, ne serait-ce que par des onomatopées : oh ! ah ! Quand Cézanne peint la montagne Sainte-Victoire, il exclame sa stupéfaction devant cette montagne — ou tout aussi bien sa peine de ne plus la voir, de la perdre de vue. Nous nous exclamons en permanence, et de mille manières, même sans point d’exclamation, every time we claim, comme dit l’anglais. Toutes les ponctuations en sont des cas particuliers, et les points de suspension sont les silences où l’on entend une clameur — nous ne sommes alors plus très loin de la musique.

De la musique avant toute chose veut dire : l’exclamation d’abord — l’existence ne saurait se réduire à la subsistance. Être au monde, c’est s’exclamer. Nous nous exclamons déjà en parlant. Tout ce que nous disons et faisons est inscrit dans cet ordre qui est aussi un désordre. Les gestes sont de cet ordre, et de ce désordre, et Cézanne produit de tels gestes. Or, ces gestes renvoient toujours, de près ou de loin, à des techniques, objets, dispositifs. Le bonheur de vivre, c’est d’abord de s’exclamer au sens où s’exclamer veut finalement dire « s’exprimer » – mais ce mot est trop vieux et usé pour suffire à exprimer et à exclamer ce dont je vous parle.
Bernard Stiegler (Construire l’Europe).

Et en écho, Marina Tsvetaïeva citée par Erri De Luca (Le Chanteur des rues muet):

Ce n’est qu’au sommet de l’enthousiasme que l’être humain voit le monde exactement. Dieu créa le monde dans un enthousiasme.

La voix – la voie

Dans ses Entretiens avec François Rey, François Cheng raconte — pour nous faire entrevoir l’étymologie chinoise — que le paysan qui poussait son troupeau
donnait de la voix pour le guider sur la bonne voie. La « voie » et la « voix» sont représentées par le même signe, en chinois : le Tao.
Les philosophes, inspirés par l’étymologie du mot, ont cultivé l’entrecroisement des deux sens. Coïncidence des coïncidences : en français, la voie et la voix sont homophones, faisant en quelque sorte écho aux « tao » chinois.

Exhalaison, souffle, buée, …

« Hével havalim », vanité des vanités.

En hébreu, la racine hbl a le sens d’exhalaison, respiration ténue, souffle, buée, vapeur, émanation, fumée, vent, bulle, bulle d’air et, par symbolisme dérivé, réalité passagère, vaine, de peu ou pas d’importance, … (Jean L’Hour cité par Jacques Roubaud dans son petit livre intitulé Sous le soleil, qui présente une exégèse et une traduction du Livre de Qohélet, Vanité des Vanités).

Jacques Roubaud cite aussi Pierre Jean Jouve:

Voilà c’est tout
Et l’ourlet de la mer la poussée du feuillage la terrestre fanfare des montagnes
N’ayez pas peur de votre tristesse c’est la mienne
C’est la nôtre c’est la sienne
Ô grandeur
N’ayez pas peur voici la paix la vie la vie est admirable
La vie est vaine
La vie est admirable la vie est admirable elle est vaine

Admirables, ces quelques vers musicaux, qu’il faudrait pouvoir simplement chanter.
Ce n’est pas un hasard si le souffle de l’air y est associé. Le chanteur est dans le « rien », qui est tout.